编者按

黄晓敏写的小说里,有用法语写的。这部小说题目的字面意思能看明白,是“翡翠山”。姑且就说是《翡翠山》,不敢说翻译,为着记忆方便。
法语班的同学看见了,说,想看,怎么着想办法让大家看到。这是集体的光荣,觉着和自己有关系。
用法文写小说,让追求文化的法国人排着队掏钱买了看,不容易,见过几个红头发绿眼睛的洋人用中文写小说呢?
这本小说,讲的是黄晓敏在河南“五七”干校的故事。
她当年十三岁。



La Montagne de Jade

(roman)



Regards croisés

Sous la direction de Marion Hennebert
Collection: la Chine en jeu(x)




Editions de l’Aude 2003




A mes amis de Luoshan





“Souvent le vrai résonne comme le faux, et le faux résonne comme le vrai.”

(Lao-Tseu)


Le vieux “Libération” cahotait sur la route mal goudronnée. A chaque secousse, nos fesses sursautaient de deux centimètres du fond de la benne du camion sur laquelle nous étions assis. Personne ne criait. Cramponné à un des sacs, valises ou cartons entassés au milieu de la benne, rejeté tantôt à gauche tantôt à droite, tout le monde somnolait, dans une chaleur alourdie par la poussière brûlante qui montait des roues. ..
Ma jambe gauche était écrasée par un poids. Je la retirai, elle cogna contre un corps, Yanyan grogna. Je me réveillai.
J’étais dans un lit, ce camion dans lequel nous avions voyagé entre des bagages, pendant plus de deux heures après déjà dix heures de train, n’était plus qu’un souvenir. Nous étions à la Montagne de Jade.
Maintenant j’étais bien réveillée.
Nous étions arrivés dans l’après-midi. Les retrouvailles avec nos parents avaient été brèves. Ces cadres chassés de Pékin étaient venus ici pour cultiver les champs, ils devaient encore, disait-on, approfondir leur “rééducation”. En attendant qu’ils bâtissent des maisons de leurs propres mains, leurs enfants qui venaient les rejoindre allaient habiter avec les paysans, cela ferait du bien à ces “petits bourgeois” de découvrir la vie dure.
Les plus jeunes étaient tout de même autorisés à vivre avec les parents, ils auraient une place dans un lit superposé, comme les grandes personnes, sous une des cabanes qui servaient de logis provisoire. Chacune d’elles abritait entre quarante et soixante personnes, hommes et femmes séparés.
J’avais à peine vu ma soeur installer son baluchon entre ma mère et une vieille collègue, on nous avait appelés au dîner. Et après le dîner, de nouveau le camion. On nous avait amenés, nous les “grands”, dans cette l’école de la commune populaire, où un dortoir collectif nous était préparé.
Je me retournai. Le lit était dur.
D’ailleurs, j’avais tort d’appeler ça un lit. C’étaient plus exactement des planches fixées horizontalement sur deux grosses poutres, surmontées elles-mêmes de troncs d’arbre taillés en pieds. Ces planches reliaient de bout en bout les deux murs opposés et formaient une grande litière qui occupait le tiers de la pièce.
Je n’avais plus du tout sommeil. A la lueur de la fenêtre, je regardais notre nouveau foyer.
Sur la litière longue de huit mètres et large de deux mètres, nous, onze filles de douze à seize ans, dormions sur des matelas d’épaisseur différente, posés l’un à côté de l’autre.
Au bout, près du mur sans fenêtre, cette silhouette menue était Erniu, la plus jeune. A côté d’elle dormait sa soeur, de deux ans plus âgée mais beaucoup plus grande et plus grosse, Daniu, que nous appelions Shaniu, “l’idiote”; elle était légèrement mongolienne. Plus près de moi, Shulai et Shumei, deux soeurs dont nous avions fait connaissance dans le camion. Comme personne ne voulait dormir à côté des “nouvelles”, Liping les avait placées entre Shaniu et elle-même. Liping était la plus âgée et était devenue le chef naturel du groupe.
J’étais entre Liping et Yanyan, une fille toujours joyeuse. Lorsque nous étions arrivés à la tombée de la nuit, exténués et attristés par l’aspect délabré de l’école et de notre minable dortoir, Yanyan avait couru dehors et nous avait ramené des fruits sauvages. Des jujubes acides et quelques petites boules de forme biscornue qui ressemblaient à des morceaux de gingembre. “Ils appellent ça la poire champignon. Goûte, c’est sucré!”
Devant son enthousiasme, j’avais goûté du bout de la langue une de ces “pommes de terre” douceâtres et astringentes. Pouah! Un fruit à maudire. Tout comme cet endroit.
Le dortoir des garçons était sans doute pareil, pensais-je en faisant le compte dans ma tête. Ils devaient être douze. Le plus grand était Weiguo. Tous venaient de quitter leur école de Pékin, comme nous, pour rejoindre les parents envoyés il y avait six mois dans cette Ecole des Cadres, un centre de rééducation.
En six mois, ces anciens directeurs, ingénieurs, médecins et enseignants avaient échafaudé une douzaine de cabanes sur un terrain vague d’une ancienne ferme, et avaient fait pousser dans les champs leurs premières plantes de blé, de riz, de colza et de maïs... On parlait, dans un journal local, du premier pas de la renaissance de ces cadres trop longtemps coupés du peuple travailleur. Et maintenant, une nouvelle vie allait commencer pour nous...
Je fus réveillée par un caquetage de voix mêlé à un cliquetis. Des filles remuaient autour de moi, les plus rapides avaient déjà fini de faire leur lit et sortaient leur cuvette et gobelet en faïence et leur brosse à dents. Je sautai du lit. Un rayon de soleil blanchâtre éclairait la litière commune, onze couvertures pliées en carré se rangeaient au bout des draps rose, bleu, fleuri, en rayures ou en carreaux.
- Dépêchez-vous!
Liping poussa la porte d’un genou, entraînant avec elle le froid de l’extérieur. Elle portait à deux mains une cuvette dans laquelle un gobelet flottait dans l’eau fumante.
- Dépêchez-vous si vous voulez de l’eau chaude, il n’y en aura pas tout le temps!
Dans la grande cour qui servait de préau, le vent avait fait tomber les dernières feuilles des arbres. L’allée des bouleaux qui menait à la petite cour était couverte d’un tapis doré. Je piétinais sur les feuilles mortes pour entendre le craquement, m’imaginant la sensation romantique sous l’allée ombragée de la fin de l’été. Les filles et les garçons se précipitaient déjà dans l’autre sens avec leurs cuvettes fumantes.
La cantine se trouvait dans la petite cour au bout de l’allée, j’étais seule avec Erniu. Le vieux cuisinier, qui portait un tablier de gros tissu bleu, tapait de sa louche en bois le tonneau aussi grand que Erniu:
- Vous, les petits Pékinois, grogna-t-il, vous faites donc tous la grasse matinée? L’heure de la toilette est finie, plus d’eau chaude!
- Il n’y en a plus? Erniu sur la pointe des pieds jeta un coup d’oeil déçu dans le tonneau, s’il vous plaît, juste un peu!
Le vieux cuisinier, la foudroyant du regard, pencha son tonneau. La louche racla le fond puis remplit à moitié la cuvette de la petite fille.
- Plus rien, dit-il à Erniu qui voulait encore supplier, faut se lever plus tôt demain!
Je rentrai au dortoir, suivie d’Erniu avec son eau refroidie et brunâtre.
- N’aie pas peur de la couleur, dit la petite à sa grande soeur, c’est l’eau de l’étang, mais tu dois te laver, d’abord le visage, et puis après tes fesses.
- Oui, répondit sa soeur mongolienne, je me lave, sinon mon croupion sera macéré.
Les filles éclatèrent de rire. Shulai se tordit en deux, Yanyan recracha dans l’air sa mousse de dentifrice. Se mettant comme un paravent devant sa soeur qui commençait à enlever son pantalon, Erniu cria d’une voix furieuse:
- Ne vous moquez pas de ma soeur!
Liping fit taire tout le monde et posa sa cuvette devant les deux soeurs:
- Tenez, c’est encore tiède et c’est propre, je n’en ai pris qu’un gobelet.
Puis elle me tira par la manche:
- Viens, Lin, allons à l’étang.
- Je viens avec vous, dit Yanyan finissant rapidement de se laver les dents.
La cour de l’école donnait sur une sorte de terrasse. A droite, un chemin de terre menait à la grande route, qui conduisait au bourg un kilomètre plus loin. De temps en temps, un autobus aux roues poussiéreuses y passait lentement. A gauche de la terrasse, une pente douce montait vers l’est.
Nous grimpâmes en haut de la pente, deux étangs apparurent à nos yeux. Liping dit que le grand s’appelait Jade vert et le petit Jade blanc. “C’est le vieux cuisinier qui me l’a appris, il vient tous les jours ici chercher de l’eau.”
C’était un paysage vallonné, une myriade d’étangs s’incrustaient ici et là, tels des éclats de jade, au creux des petites collines. Les champs, encore teintés des dernières couleurs dorées d’automne, entouraient doucement quelques villages aux toits gris. Des petits chemins de terre jaune montaient et descendaient, reliaient un village à un autre, se perdaient de temps en temps derrière un sommet mais réapparaissaient toujours, et serpentaient jusqu’à l’horizon. Près de chaque village, il y avait un étang ou un cours d’eau. Des paysannes étaient en train de faire leur lessive, certaines d’entre elles portaient dans le dos un haut panier de bambou, dans lequel un bébé remuait les mains.
Sous le soleil du matin, les deux étangs brillaient devant nous comme une paire de miroirs: l’un était d’un profond vert sapin, l’autre avait la couleur du ciel à l’aube. Mais quand on regardait de plus près, on s’aperçut que l’eau était plutôt trouble. Nos serviettes trempées dans l’eau furent tout de suite marquées de traces jaunâtres. En ce début novembre, l’eau était déjà glacée, elle procurait à nos visages une sensation de fraîcheur.
- Eh oh! Halte là!
Une voix nous surprit, nous levâmes la tête. Sur le petit chemin, un homme poussant un chariot à une roue libérait une main et l’agitait dans notre direction, son accent affreux était à peine compréhensible.
- Hé, c’est à vous que je parlais, cria-t-il, arrêtez votre toilette!
- Comment, on ne peut pas se laver ici? demanda Liping.
- Non!
- Et pourquoi? Il y en a bien d’autres là-bas! fit remarquer Liping.
Quelques personnes se lavaient non loin de nous, je reconnus les lycéens que j’avais croisés ce matin. Le sentiment de l’injustice me donna du courage.
- C’est vrai, nous ne sommes pas les seules! Est-ce que cet étang leur appartient?
- Mais ce sont des garçons!
- Quoi?
Nous criâmes toutes les trois.
- Ce sont des mecs!
- Quelle différence ça fait ?
- Les filles ne se lavent pas dans un étang, tout le monde le sait!
- Mais, mais pourquoi?
- L’eau est sacrée, on vit avec ça. Quand une femelle y touche, ça porte malheur. Vous ne comprenez donc pas ça?
- C’est vraiment n’importe quoi! Yanyan trépignait d’indignation, et quel genre de malheur?
- C’est clair: l’eau est atteinte par l’odeur du “yin”, elle deviendra impropre et ne sera plus bonne à rien. Les plantes arrosées ne pousseront plus, les vaches ne donneront plus de lait et les boeufs perdront leur force si ces bêtes en boivent...
- Les vaches, les boeufs... dit Liping jetant un coup d’oeil aux bêtes qui se trempaient tranquillement les pieds à quelques dizaines de mètres de nous, ils peuvent se baigner dans l’eau, et pas nous!
- Mais bien sûr, les bêtes de somme sont très précieuses, répondit l’homme. Depuis nos ancêtres, elles labourent la terre et nous nourrissent, tandis que les femmes...
- Quel machisme! dit Yanyan, les bêtes sont-elles plus importantes que les femmes? Regardez, même les canards nagent dans l’eau...
Comme un coup de vent, l’homme posa son chariot et s’approchait de nous.
- Qu’est-ce tu dis, qu’est-ce que tu dis?
Son air furieux et méchant nous fit peur.
- Qu’est-ce que j’ai dit? répétait Yanyan en reculant.
- Ne les effrayez pas, elles ne sont pas d’ici, elles viennent d’arriver de Pékin.
Une voix douce retentit derrière nous. L’homme se calma, s’éloigna en crachant fort par terre.
Nous nous retournâmes et vîmes une jeune fille. Elle était très mince, portant une veste en tissu bleu indigo, dont le boutonnage partait du milieu du col vers le bras droit et se terminait sous la hanche droite, le seul modèle de vêtement féminin que j’avais vu depuis que nous étions ici. Sur son visage fin et un peu pâle, des yeux se dessinaient comme deux minuscules croissants de lune. Ses cheveux remarquablement abondants étaient tressés en deux nattes lisses qui tombaient sur ses épaules.
- Je viens vous chercher pour le petit déjeuner, la cantine va fermer.
Sur le chemin, j’étais encore sous le choc et intriguée par la réaction excessive du paysan.
- Pourquoi se met-il en colère quand Yanyan parlait des canards? lui demandais-je.
- Chez nous, le mot “canard” est une injure très méchante. Cela signifie... elle montra discrètement de son index l’entre-deux jambes et rougit, ça, chez un homme.
- Alors, on ne peut plus parler du canard, je baissai la voix en prononçant ce mot, comment l’appelle-t-on donc?
- On l’appelle “bec plat”.
Elle riait et nous regardait les yeux grand ouverts, les croissants de lune devenaient alors deux noyaux d’amande, ses prunelles limpides s’illuminaient.
J’appris en mangeant qu’elle s’appelait Fengwen, “l’écriture du phoenix”.
Notre repas du matin consistait en un bouillon de riz assez épais, un peu jauni et sentant le brûlé à cause du bicarbonate qu’on y avait ajouté, sans doute pour accélérer la cuisson et économiser du feu. Yanyan le surnomma “baguettes debout” car les baguettes tenaient toutes seules dans le brouet collant. Comme accompagnement, il y avait du navet cuit à l’eau avec du sel et un peu d’huile de colza. La moitié des enfants pékinois ne l’avaient pas terminé, on comptait se rattraper à midi.
A midi, on nous donnait du riz, mais avec encore du navet, plus un plat de doufu, sorte de caillé de soja coupé en morceaux et sauté. Le menu du soir était strictement identique à celui du midi. Les garçons affamés finirent leur bol mais les filles en jetèrent la moitié sous le regard silencieux de nos camarades locaux, et sortirent des biscuits apportés de Pékin.
Ce geste de gaspillage ne se répétait plus bientôt, non parce que la nourriture s’améliorait, car ce que je venais de décrire était le menu quotidien pendant toute la saison jusqu’à la fin de l’hiver, la seule variante consistant en un plat de chou blanc ou de chou noir, cuit invariablement de la même façon, qui remplaçait de temps en temps le navet. Même les filles les plus difficiles s’y étaient mises, contraintes par l’épuisement rapide de la cargaison des biscuits.
Nous avions tous cherché à renouveler nos petites réserves en friandises. Dans l’unique épicerie du bourg, on ne trouvait qu’un biscuit grossier et peu sucré vendu en vrac, une galette dure et sèche et des bonbons fabriqués à base de la patate douce qui, si on en avalait un peu trop, donnaient des aigreurs à l’estomac. Nous allions acheter ces friandises en cachette, car on entendait déjà dire à l’école que les “petits bourgeois de Pékin” qui venaient se faire rééduquer persistaient dans leur “vie bourgeoise”.
Un jour, après un dîner de riz et de navet, je lavais mon bol avec de l’eau froide. Ce qui n’était pas difficile car le plat contenait peu de graisse. Yanyan entra avec quelque chose qu’elle tenait entre les mains, un parfum de pop-corn grillé envahit la pièce. Tout le monde leva la tête.
Elle changeait de main pour ne pas se brûler, et mordit à pleines dents avec un craquement qui nous mettait l’eau à la bouche. Entre deux craquements, elle marmonnait que le cuisinier avait consenti à lui vendre de la croûte de riz.
- Miam, c’est bon, c’est chaud, bien meilleur que les biscuits du magasin!
Nous nous précipitâmes tous à la cantine. Dans la marmite d’un mètre et demi de diamètre chauffée par les troncs d’arbre, le riz était déjà tout vidé, une croûte dorée et noircie par endroit restait collée au fond arrondi qui remontait vers le bord. Hu, le vieux cuisinier, la faisait décoller avec une énorme pelle. Il cassait les plaques soulevées en petits morceaux et nous les vendait.
La découverte de Yanyan nous avait rendus heureux pendant toute la semaine, mais le bonheur n’avait pas duré. Nous nous rendîmes vite compte que ce gâteau trop appétissant nous coûtait cher en ticket de rationnement: un morceau après chaque repas faisait doubler la consommation de céréales de la journée. Les garçons qui mangeaient déjà jusqu’à la limite de leur rationnement y renoncèrent les premiers.
A la cantine il n’y avait presque jamais de viande, sauf le dimanche. Le dimanche, lorsque nous n’allions pas voir les parents, nous mangions avec les professeurs qui restaient, et tous les élèves de la région rentraient chez eux aux villages. Je n’aurais jamais cru qu’un jour où l’on mangeait de la viande puisse être un jour de fête. Nos estomacs dégraissés devenaient avides, un ragoût avalé à toute vitesse ne faisait qu’attiser l’appétit. Cela devait être encore pire pour les garçons, sinon je parierais cher qu’ils ne suivraient pas aussi volontiers Yanyan dans sa cueillette des poires-champignons ou poires-gingembres ou poires-pommes de terre. A vrai dire, malgré la moue que je continuais à faire devant sa récolte, je n’étais plus aussi réticente moi-même à ce produit du terroir à l’aspect douteux, et daignais, après avoir fait semblant de me désintéresser, d’en prendre quelques unes dans la poche de Yanyan.